Deux documentaires rares
Blues de l’autre Amérique
Dans l’actualité des DVD musicaux, surchargée d’objets sans intérêt, se détachent deux documentaires, véritables périples au cœur d’une autre Amérique, celle de la musique cajun et du blues du Mississippi. Ils nous donnent à voir deux films tournés il y a trente ans. En 1972, Jean-Pierre Bruneau, amateur de musiques américaines, plonge dans les tréfonds d’une culture alors méprisée par les élites (1), celle héritée des Acadiens, réfugiés là après le grand désastre de 1755. « Nous sommes encore trois cent mille descendants directs, mais plus d’un million ici parlent français, assure un robuste fermier avec un accent typique de la Normandie. Le pays cajun, c’est soit le bayou, soit la prairie. En tout cas, c’est pas qu’une histoire de sang. C’est surtout une histoire de traditions ! », assure un autre, pour qui « les gens de couleur ajoutent juste du blues... du poivre ». Les images qui suivent le prouvent : on y retrouve les deux frères Chénier, Clifton à l’accordéon chromatique et Cleveland au frottoir, qui entament un zydeco aux couleurs du blues. Et de chanter « Laisse le bon ton rouley ! », créolisation de l’hymne local Let the Good Time Roll !, dans un bal nègre surchauffé.
L’instant d’après, le même Chénier entame un dialogue en français dans le texte sur la « vie d’antan » avec une grand-mère afro-américaine. C’est l’un des nombreux moments d’anthologie de ce documentaire où la musique sert de fil conducteur à l’immersion dans le quotidien de cette communauté, une intimité portée dans chacune de ces chansons. « Dedans le sud de la Louisiane », comme dit celle qui donne son titre à ces quarante minutes, là où « ils boivent du moonshine et dansent la mazurka ». Là où vivent fermiers et ferrailleurs, cow-boys, métisses et blancs-becs, limite rednecks, tous réunis autour de l’accordéon et du violon à la tombée de la nuit.
Les vétérans du style Alphonse Bois-Sec Ardoin, Bee Fontenot, les frères Balfa, la famille Landreneau, Dennis McGee... y rejouent d’antiques chansons, comme cette berceuse intitulée La Veuve du lac bleu, transmise de génération en génération depuis plus de trois siècles. Ils réinvestissent aussi des traditions un temps jetées aux oubliettes, dont le défilé haut en couleur et à cheval du Mardi-Gras, « pour s’amuser autant qu’on peut avant un carême sérieux ». Et de cavaler, ivres, après un poulet !
Même ambiance dans En remontant le Mississippi, un film signé par Claude Fléouter et Robert Manthoulis à l’orée des années 1970 (2). Cette fois, il s’agit de décortiquer la métamorphose du blues, en refaisant le voyage qui l’a conduit du delta du Mississippi au South Side de Chicago. Du blues rural à son extension électrique, des champs de coton aux chants de prison, en suivant le fleuve qui irrigua toute la culture noire américaine, ils croisent la route de la plupart des héros de cette « musique du diable », dont la plupart ne furent jamais filmés.
« Quand je parle des femmes dans mes chansons, les gens croient que je parle des rapports entre les sexes, mais ce n’est pas toujours le cas. Et quand je parle d’argent, ce n’est pas vraiment d’argent que je parle », confie Brownie McGhee. A chaque fois, les vieux bluesmen chantent leur version du blues et puis donnent entre les lignes leur vision de la face trop longtemps cachée des Etats-Unis. La plupart ont vécu le calvaire de la ségrégation. A l’heure des droits civiques, la parole se libère, même si les réalisateurs doivent affronter la méfiance des Noirs et la suspicion du Federal Bureau of Investigation (FBI), sans oublier les milieux sudistes, qui ne voient pas d’un très bon œil une telle démarche. Ce qui ajoute encore à la valeur du témoignage plein de convictions et d’engagements de Willie Dixon, contrebassiste et producteur qui aura dédié sa vie à cette musique.
Jacques Denis.
(1) Jean-Pierre Bruneau, Dedans le sud de la Louisiane, Cinq Planètes - L’Autre Distribution, France, 2007.(2) Claud Fléouter et Robert Manthoulis, En remontant le Mississippi, Films Neyrac - Universal, France, 2007.